(Source : Le Point)
Thomas Morales a écrit un beau texte sur ses années Chirac. Extrait :
Notre éducation et les médias d’alors nous préparaient au grand marasme. Cette globalisation encore brumeuse nous asphyxierait bientôt. Elle avançait ses pions. Le sérieux l’emporterait. La gaudriole serait judiciarisée. Et nous serions jetés dans les fosses du dilettantisme comme des surnuméraires. Incapables de relever les défis de la modernité. Dans ces mortifères années 90, nous n’existions qu’en pointillés. Notre citoyenneté était factice ; d’individus émancipés, nous étions en passe de devenir d’insipides statistiques. Nous entrions dans la vie active comme des colonnes Excel. Disciplinées et sans chair. A vrai dire, je n’imaginais pas, à l’âge des gin fizz et des fanzines, que la parole et l’écrit seraient cadenassés à ce point. Trop con, trop ailleurs déjà, le nez dans mes romans réprouvés et mes vieilles bagnoles, enviré d’une province fantasmée, je végétais. Pourtant hier, l’homme Chirac me rappelle à l’ordre. Les souvenirs toquent à la porte. Ils me disent que l’ancien monde dont il était l’un des derniers témoins avait une morgue sympathique, un charisme aujourd’hui oublié, peut-être la trace d’une humanité qui ne se gausse pas. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y avait une vérité en lui. Palpable. Sans triche. Dépouillé de l’habit médiatique, Chirac vibrait ; sa longue carcasse de playboy éclairait une assemblée ; ses yeux moqueurs et doux parlaient ; sa gestuelle tantôt empruntée, tantôt animée d’une rare élégance captait inévitablement notre attention. L’avez-vous vu les manches retroussées, la clope au bec, farfouillant dans le moteur de sa Peugeot 403 sur un cliché célèbre des années 60 ? Il y a du Vittorio Gassman en lui. Un physique qui ne laisse personne indifférent. Il se distinguait par une classe naturelle. Les hommes nés avant-guerre étaient tout de même d’une autre trempe, d’un autre calibre. Les événements s’étaient chargés de les fortifier, de les élever aussi, de les compromettre parfois. Ils portaient sur leur visage, les espoirs les plus fous, une violence contenue et ce don inné pour les foules. Sans aucun doute, ils étaient de meilleurs acteurs, de meilleurs tribuns, ils résonnaient en nous, même si nous ne partagions pas leurs opinions. Ne soyons pas naïfs, Chirac était entouré de communicants, cornaqué à toutes les heures de la journée, soumis aux plans d’experts, déjà perclus dans la technostructure et pourtant, il semblait vivant.
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